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9 novembre 2022

Le Beau-Rivage : dater un cliché du photographe Jean Gilletta

Dans l'ouvrage Hôtels & Palaces - Nice, une histoire du tourisme de 1780 à nos jours, publié en 2019 par les éditions Gilletta, on remarque p. 54 la photo ci-dessous ainsi légendée :
« Jean Gilletta, Hotel Beau Rivage, vers 1900 ».
 

       cliché

Ce cliché fait partie de la collection des éditions Gilletta et est référencé comme tel dans la photothèque du site internet de cet éditeur [1].

La photographie illustre également une affiche promotionnelle pour l’hôtel Beau-Rivage sortie des ateliers photographiques Robaudy, à Cannes, à une date inconnue [2]. Elle était en vente il y a peu au marché des antiquaires du lundi sur le cours Saleya (au prix de 750 € tout de même) et chez un libraire niçois qui en possédait plusieurs exemplaires sous cadre que l’on pouvait acquérir pour 300 €, ce qui est plus raisonnable.

                110x75

Les archives départementales des Alpes-Maritimes possèdent à la fois une reproduction du cliché au format 75x45 daté « approximativement vers 1895 » [3], et une copie de l’affiche de dimension 100x75 millésimée « approximativement vers 1900 » [4]. On a pu voir il y a quelques années cette affiche légendée « circa 1895 » sur des sites de vente en ligne.

Signalons enfin que tout en conservant ses droits et sa plaque, le photographe Gilletta a peut-être vendu son cliché à l’imprimeur lyonnais Eugène Deloche, car cette vue existe également en tant que carte postale éditée par ce dernier et ainsi titrée : Nice – hotel beau rivage.

        DF1


Jean Gilletta

Aîné d’une fratrie de trois garçons, Jean Baptiste Gilletta est né à Levens le 1er mai 1856 dans une famille d’agriculteur. Très jeune, il devient à Nice l’assistant du photographe paysagiste Jean Walburg de Bray (né en 1839 à Orléans) qui le forme au métier. 

Jean Gilletta

C’est d’ailleurs cette profession que Jean Gilletta déclare lorsqu’il sera appelé sous les drapeaux dans les tout derniers jours de décembre 1877. Mesurant 1m75, ce qui est-dessus de la moyenne nationale à l’époque, il effectue son temps de service au sein du 111e régiment d’infanterie en garnison à Antibes qu’il quitte le 30 septembre 1878. Sans doute le soldat Gilletta a-t-il réalisé quelques clichés de caserne, mais ils nous sont inconnus à ce jour.

Lorsque Walburg de Bray délaisse Nice pour Cannes vers 1880, Jean Gilletta envisage d’acheter une partie du fonds de son ancien patron. Il crée une maison d’édition en 1881 avec pour associé un certain Paulin Gilly, puis seul, en 1889 : « Giletta éditeur photographe et photographe paysagiste à Nice » [5].

En 1897, il fonde avec ses frères une maison d’édition de cartes postales. C’est grâce à la diffusion sous cette forme qu’un grand nombre de ses clichés ont été mondialement connus. Photographe des villes et villages du Midi, des montagnes maralpines et savoyardes comme des paysages d’autres régions, Jean Gilletta a réalisé près de 8000 clichés durant sa carrière [6]. Décédé en février 1933, il est sans conteste et sans partage le photographe niçois le plus célèbre. 

Le Beau-Rivage

Hormis un mémoire pour la maîtrise d’histoire [7], l’hôtel n’a pas encore fait l’objet d’une monographie officielle [8]. Le Beau-Rivage a ouvert ses portes en janvier 1880 dans une maison érigée au début des années 1830 par le comte Louis d’Ongran, consul (maire) de Nice en 1828.

Victoire Schmitz

Propriété de Victoire Schmitz (v. 1814-1901), qui possède également l’Hotel des Étrangers et le Grand Hotel, le Beau-Rivage occupe l’angle sud-est (boulevard du Midi/rue Bréa) d’un îlot composé de quatre maisons contiguës. On appelait maison ce que l’on nomme aujourd’hui immeuble. Il n’était pas rare en effet de voir des particuliers fortunés se faire construire une demeure de quatre ou cinq niveaux. Chacun des trois enfants du comte d’Ongran avait ici son étage. Le rez-de-chaussée comprend la salle de réception, l’écurie et la remise pour le fiacre ; les combles servent au logement du personnel. Cette acquisition permet à Mme Schmitz d’avoir un établissement avec vue sur la mer. 

En 1883, elle loue la maison positionnée à l’angle du boulevard du Midi et de la rue Van Loo à Stéphanie Gilly, sœur de Jules Gilly – l’éphémère édile de Nice dont une artère au bout du cours Saleya rappelle le souvenir – , avant d’acquérir en 1892 une maison élevée de deux étages en 1834 par le comte Caissotti de Roubion à l’angle des rues Saint-François de Paule et Bréa. 

De retour d'un pélerinage à Rome en novembre 1887, la jeune Thérèse Martin, qui n'est pas encore Sainte-Thérèse de l'Enfant-Jésus et pas plus connue sous le futur nom de Thérèse de Lisieux, y passe une nuit. Lorsqu’ils se rendent à Nice entre 1887 et 1890, les ministres de la Guerre successifs descendent au Beau-Rivage ; Anton Tchekhov y séjourne à deux reprises, en avril 1891 et octobre 1894. De nos jours, l’immeuble existe toujours mais l’hôtel a définitivement abandonné la maison sud (devenue la Résidence Beau-Rivage) au début des années 1980 et n’a rouvert qu’en 1987 avec une entrée sur l’arrière.

 

DESCRIPTION D’ENSEMBLE 

Il fut un temps où cet hôtel, et encore plus la Jetée-Promenade visible en arrière-plan, étaient fréquentés par l’aristocratie et la haute société. Ils étaient tous deux le sujet de nombreuses photographies éditées en cartes postales et, en prenant comme sujet l’hôtel, un photographe n’omettait pas d’y adjoindre le Casino sur pilotis. Démantelé par les Allemands en 1944, on connaît la triste fin de la Jetée-Promenade. Ce n’est pas le lieu de conter son aventure : le bâtiment et son histoire ont été la matière de plusieurs expositions et conférences et le thème de maints travaux [9].

échelle

L’angle de prise de vue est idéal : monté sur une grande échelle comme sur la photo ci-contre, Jean Gilletta ou son assistant capture à la fois l’hôtel et la Jetée-Promenade, présentant leur plus beau profil, celui que l’on verra le plus souvent en photos et en cartes postales. Pour le Beau-Rivage, c’est aussi celui de l’hôtel original.

Cinq personnes, dont au moins deux employés reconnaissables à leur tablier blanc, posent pour la caméra devant l’entrée principale. Sur la promenade, huit personnes sont présentes dont deux regardent le photographe. Parmi ces deux, un homme sur un banc au dossier réversible avoisine une femme de noir vêtue – est-elle en deuil ? – contemplant la mer ; les autres regardent l’hôtel. D’après la projection de leur ombre, courte et en direction du nord, il pourrait être midi.

       gp 

Toutes les fenêtres des chambres de l’hôtel Beau-Rivage donnant sur la rue Bréa sont fermées. De part et d’autre de l’entrée deux véhicules sont à l’arrêt : passé et présent, tradition et modernité, hippomobile et automobile. L’omnibus est prêt à partir chercher des clients à la gare, et les deux chevaux (dont un seul est visible sur la photo) n’attendent que le coup de fouet du cocher installé sur son siège. Derrière l’omnibus, un vieil homme fixe l’objectif.

Les palmiers cachent la vue de la Promenade des Anglais et ne permettent pas de voir distinctement quel établissement se trouve sur l’emplacement de l’actuel hôtel Méridien.

Les fenêtres et mansardes permettent cependant d’identifier l’Hôtel des Anglais.

 

DATATION DE LA PHOTOGRAPHIE

Contrairement à ce qu'on lit souvent, l’Hôtel des Anglais n’a pas été rasé en 1909 pour laisser place au Ruhl. NagelSitué au 1, promenade des Anglais et dirigé depuis 1892 par l’Allemand Hugo Nagel (1855-1927) ci-contre, il est encore référencé dans l’annuaire en 1911 ainsi que dans le recensement de la ville de Nice la même année [10]. L’Hôtel des Anglais fait paraître des publicités dans la presse locale jusqu'en avril 1911 avant d’être racheté par Henry Ruhl sept mois plus tard. La démolition eut donc lieu au cours de l’année 1912.

Sur le boulevard du Midi, les balcons du deuxième étage du Beau-Rivage ont été posés au tournant du siècle et constituent le premier indice d’une date postérieure à 1895. Ce qui nous amène à nous interroger sur la date de prise de vue.

L’automobile à l’angle de la rue Bréa pourrait être une Panhard & Levassor Marquise 1908 ou mieux une Fiat 24-40 HP. Avec un avant particulièrement bas et deux portes vitrées à l’arrière, cette voiture fabriquée à Turin à partir de 1906 était très prisée des grands hôtels européens au début du xxe siècle. Elle appartient au Grand Hotel dont l’inscription est bien lisible sur son pavillon. Sa conduite est à droite, comme c’est alors l’usage. 1906 ou 1908, autre indice de datation.

Sous le balcon du premier étage du Beau-Rivage, on distingue une grande marquise. Or, celle-ci a été placée après le 12 juillet 1907, date d’autorisation de la demande (agrémentée du dessin ci-dessous) déposée en mairie douze jours plus tôt [11] par Paul Schmitz, le nouveau propriétaire de l’hôtel depuis le décès de sa grand-mère Victoire Schmitz. 

                                Marquise

 À défaut d’être plus précis, nous pouvons néanmoins affirmer que la photo de Jean Gilletta a été prise entre juillet 1907 et 1912.

Merci à R. P. pour son aide.


[1] Il a été ajouté à notre demande (octobre 2022).

[2] Il existe deux exemplaires de cette affiche reproduisant la même image. Dans la seconde version, plus récente, le texte vantant l’hôtel est étalé sur quatre lignes : « En plein midi au bord de la mer / Concerts dans le Grand Hall / Appartements avec bains & toilette / Ascenseurs – chauffage central ». Le Beau-Rivage a disposé d’un deuxième ascenseur avant 1908.

[3] Archives départementales des Alpes-Maritimes (à présent ADAM), 49FI 0112.

[4] ADAM, 06FI 2247.

[5] Depuis sa collaboration avec Paulin Gilly, Jean Gilletta avait supprimé un l à son nom.

[6] Jean-Paul Potron, Jean Gilletta, photographe de la Riviera, éditions Gilletta-Nice-Matin, 2009.

[7] Première analyse économique de l’hôtel Beau Rivage (1882-1969), mémoire pour la maîtrise d’histoire, sous la direction de Ralph Schor, université de Nice, octobre 1988.

[8] Rappelons que notre travail, Le Beau-Rivage. Chronique d’un hôtel niçois des origines à nos jours, est inédit.

[9] Voir notamment, Jean-Paul Potron, Le Casino de la Jetée-Promenade, éditions Gilletta, 2014.

[10] ADAM, 06M 0149.

[11] Archives municipales de Nice, 2 T 214-558.

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